Le point de vue 1

Publié le par Guillaume Fortin




Squat et mixité

On connaît mal, à vrai dire, les mécanismes par lesquels une
culture populaire, éventuellement une contre-culture, modifient les
objets urbains constitués ou les modèlent. Cette réflexion invite
simplement à penser que les modes d’habiter ne sont pas le simple
reflet des inégalités ou même des conflits sociaux en tant que tels ;
il faudrait chercher, à travers la grille urbaine, les manifestations de
liberté, les revendications d’autonomie, la construction du collectif
ou la défense du privé, en marge des hiérarchies sociales
reconnues.
Marcel Roncayolo1.


J’entends pour la première fois parler du SLAAF (Sans Local d’Activités Artistiques
Fixes) en décembre 2000, lorsqu’un ami avocat m’informe de l’existence d’un squat d’artistes dont
il prend en charge la défense. Le 14 décembre 2000, soit un mois après l’ouverture du squat, je me
rends place de Lorette, à quelques pas de la Vielle Charité. Je frappe à la grande porte d’entrée. On
me demande « qui c’est », avant de m’ouvrir et de me souhaiter la « bienvenue ». Si le fait d’être
une jeune femme m’a parfois semblé être un handicap au cours de mes enquêtes de terrain,
comme je l’évoquais dans le cas des jeunes errants, souvent aussi, je perçois ces « discriminants de
rôle »2 comme un atout : on ne se méfie guère de moi, dans un contexte de suspicion où l’on
redoute l’intrusion de celui (policier en particulier) qui pourrait mettre en péril la vie du squat.
Selim, que je rencontre pour la première fois, me propose d’entrer et me fait faire le tour
du squat. C’est tout à fait différent du CAJU : nous sommes dans une friche industrielle, qui
s’avère être une ancienne menuiserie-ébénisterie. Deux très grandes pièces, profondes et hautes de
plafond, sont séparées par un couloir. Un escalier descend de l’une d’entre elles vers un sous-sol
où plusieurs petites pièces se succèdent. Quelques hommes et une jeune femme discutent autour
d’une table dans l’une des grandes salles du haut, un autre est en train de s’affairer sur un vélo3. La pièce est presque vide. C’est propre, quelques tas de gravats demeurent, un grand nettoyage a dû
être fait.
Je commence à expliquer qui je suis, mais les occupants ont déjà entendu parler de moi
(par mon ami avocat et par une occupante de l’Huilerie). Rabah, journaliste algérien, dit qu’il
« m’attendait » : il a déjà prévu de m’interviewer pour une émission de radio qu’il veut faire sur les
squats4. Les occupants ont besoin de soutiens et le travail du lien est au coeur de leurs activités :
j’aurais certainement été tout aussi bien accueillie si j’avais été danseuse, voisine ou simple
sympathisante. La situation quoi qu’il en soit me convient : je peux tout de suite rendre quelque
chose et ma curiosité se fait moins déplacée. Ce premier jour, les occupants m’expliquent les
raisons de leur occupation, la manière dont ils s’organisent. Je reste près de trois heures dans le
squat. Une petite dizaine de personnes est passée durant ce laps de temps, essentiellement me
semble-t-il des gens du quartier.
La très grande mixité du SLAAF est ce qui nous a principalement intéressés5. Nous
n’avons connu en effet aucun autre lieu, qu’il soit squat d’activité, de pauvreté ou de passage, dans
lequel aient cohabité des individus aussi différents sur le plan des trajectoires sociales, on pourrait
même dire des habitus6. Nous l’avons vu, le CAJU accueille une grande diversité. Mais le groupe
fait barrage à ceux qui le menacent, et qui sont souvent plus pauvres, plus jeunes, plus
« étrangers », plus agressifs, plus « délinquants ». Or au SLAAF, de manière à la fois volontaire et
contrainte, les jeunes artistes vont cohabiter, au sens premier du terme, avec des « jeunes du
quartier » et des jeunes errants. Cette mixité, on ne la retrouve guère dans d’autres situations
urbaines contemporaines (où ces mondes se croisent dans l’espace public, mais où les zones de
contact plus durables sont inexistantes). Comment les habitants peuvent-ils alors habiter, et est-ce
là leur préoccupation ? Quel intérêt les jeunes du quartier ont-ils à investir cet espace et quels
usages en font-ils ? Que produit ce type de coprésence, quels types de rencontres ou de nonrencontres,
d’échanges s’il y en a ? Le squat, on le verra, se révèle ici en tension permanente entre
une ouverture souhaitée et subie, mais aussi profondément polyvalent.
Je retourne au SLAAF une semaine après cette première visite, puis une trentaine de fois
jusqu’à leur départ du lieu en avril 2002 (un an et quatre mois après leur installation). L’essentiel
du terrain se déroule dans les premiers mois de la vie du squat, puisqu’en février 2001, je
commence à habiter à plein temps à l’Huilerie occupée. Mes visites au SLAAF se font généralement à l’improviste. Je reste la plupart du temps plusieurs heures à discuter avec les uns et les autres, à observer les passages, les usages de l’espace, les activités. J’essaie d’assister aux moments
importants de la vie du squat (l’audience en justice, les journées Portes Ouvertes, les soirées).
Outre les notes prises au cours des observations directes, je dispose de deux entretiens
enregistrés avec des occupants, au début et à la fin de la vie du squat. Ces entretiens sont de
nature très différente : le premier concerne Réda, qui se présente (et est présenté par les autres
membres du collectif) comme un « professionnel du squat ». L’entretien a été effectué en début
d’enquête, dans un café situé à proximité du squat. Il dure à peine plus d’une heure. Il porte
essentiellement sur la trajectoire sociale et artistique de Réda, ainsi que sur d’autres squats qu’il a
fréquentés, mais peu sur le SLAAF, qui débute et sur lequel il n’a visiblement pas envie de
s’étendre. Réda se dit ensuite éprouvé par l’évocation de souvenirs et je sentirai tout au long de
notre échange que certains moments ou sujets ne sont pas abordables, parce que trop angoissants.
Le second entretien se déroule à mon domicile et dure près de quatre heures. François quant à lui
s’exprime avec aisance, il se dégage de lui une grande assurance. Lorsque je l’interroge, le SLAAF
existe depuis plus d’un an et François a déjà beaucoup réfléchi : il analyse tout autant qu’il raconte.
Il me transmettra plus tard deux textes qu’il a écrits à propos du squat, à teneur théorique et
philosophique (il est licencié en philosophie). L’entretien de François retrace les étapes de la vie
du squat, les impressions des occupants, les motifs de conflit… Il est pour une large part orienté
vers le récit des interactions entre les artistes squatters et les « jeunes du quartier ». Il sera
abondamment cité dans les pages qui suivent.
Ces entretiens sont restitués dans un ensemble plus large de données, produites par
l’observation directe et d’autres entretiens conduits de manière informelle tout au long de
l’enquête avec d’autres habitants du squat et des « visiteurs », passagers ou réguliers7. Comme pour
le CAJU, je récolte aussi les « écrits du squat » : journaux édités par les squatters, affiches,
pétitions… Enfin, je récupère le dossier juridique du squat, que j’ai pu photocopier en intégralité.
Le matériau est riche, qui comprend les échanges de courrier et de pièces entre les avocats des
deux parties adverses, ainsi que les requêtes de la Ville (propriétaire des lieux) et les conclusions de
la défense.
I/ Aux origines du squat : la concordance des temps
A la question pourquoi, les sciences sociales substituent souvent celle du comment.
L’ambition en prend un coup : du métaphysique, on passerait au « simple » registre descriptif. La
facilité n’est pourtant qu’apparente : dans ce comment se superposent des niveaux de réalité qu’il est
complexe de restituer avec justesse. Nous nous y essaierons ici avec le SLAAF, en tentant de
comprendre comment un groupe de sept personnes dont une seule a déjà squatté se retrouve à
occuper pendant près d’un an et demi un bâtiment désaffecté.
A l’exception de Réda, les artistes du SLAAF ne sont pas aguerris à la pratique du squat,
loin s’en faut. Sans leur être totalement inconnue, car plusieurs ont déjà fréquenté les squats
artistiques, l’occupation sans droit ni titre ne leur est pas familière et ils ne l’ont jamais pratiquée.
Le projet initial se portera d’ailleurs sur une location. Il sera modifié par la découverte du 1, place
de Lorette et de ses potentialités.
Car l’existence du SLAAF relève presque, à première vue, de l’accident. Elle naît plutôt
d’une série de concordances, celle en particulier qui fait rimer des besoins, des envies, et la
potentialité que constitue le lieu. Le besoin de se loger de certains croise le projet porté par
d’autres de trouver un local où se réunir et pratiquer leur art, et la découverte du bâtiment vient
parachever le tout – dans une forme illégale non imaginée a priori. C’est sur le déroulement et les
conditions de possibilité de telles rencontres que nous nous interrogerons, avant d’entrer plus
avant dans la vie du squat et de ses habitants.
1/ Une histoire de rencontres
« Est-ce que tu peux me raconter comment ça a commencé, quand et comment ça a
commencé ?
Quand et comment ça a commencé… Alors, pour reprendre… Bon, il y
a plusieurs choses qui se sont passées en même temps, mais disons que
nous on était trois déjà à chercher un lieu sur le Panier, Selim, Eva et moi.
On voulait essayer de louer un petit local, tu vois, pour faire un bureau,
une association, peut-être des expositions. Et puis on a rencontré Rabah
au même moment, et notamment aussi Yaz, tu sais, le peintre du Panier,
parce qu’à cette époque là il faisait un truc à la librairie Parenthèse sur
l’Algérie (...). Selim, je le connaissais déjà depuis un moment, et Eva,
Selim la connaissait des Beaux-arts de Marseille. Et Rabah on l’a
rencontré à cette période là. Moi je l’avais vu pendant le truc où j’avais été
avec Yaz sur l’Algérie, et Selim l’avait rencontré au Panier et avait pas mal
discuté avec lui. Et ensuite, qui y’avait d’autre... Ben Franck c’est pareil, il
avait dû discuter avec Selim, lui il faisait pas mal de sculptures à cette
époque là, donc il était intéressé aussi, il habitait juste à côté, il était du
Panier. Et puis Réda c’est Selim aussi, Selim il rencontre tout le monde !
Et donc pareil, comme il avait eu vent de ce truc, il lui avait dit : "Ca te
dirait pas de venir, on peut ouvrir un grand local, tu pourrais faire des
trucs dedans", puisque Réda lui avait dit qu’il faisait du théâtre, et voilà,
quoi. Voilà à peu près ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Au départ de l’histoire du SLAAF, comme au départ de chaque squat d’activités, il y a
donc rencontre. Les futurs occupants du SLAAF ne se connaissent pour la plupart que depuis
quelques semaines, voire quelques jours quand l’ouverture est décidée. Bien qu’il y ait déjà
interconnaissance voire amitié entre certains des futurs habitants, le collectif à proprement parler
(c’est-à-dire les personnes qui se réclameront ensuite du SLAAF) se forme en même temps que le
squat : il ne le précède pas. Comme dans le cas du CAJU, seules deux ou trois personnes sont à
l’origine de l’ouverture ; le squat produit le groupe, non l’inverse.
Le quartier du Panier, on le voit, a joué un rôle fondamental dans la constitution du
collectif. C’est par une sociabilité de voisinage que la plupart des occupants se sont connus, en
particulier dans un bar qui tout au long de la vie du squat en constituera une sorte de relais. Tous
les futurs occupants du SLAAF habitent alors le Panier8. Selim semble être au centre du réseau
qui se met en place. Il connaît depuis quelques mois François, qui l’héberge lorsqu’il en a besoin,
ainsi qu’Eva, avec laquelle il a fait les Beaux-arts. Tous trois réfléchissent d’abord à la possibilité
de louer ensemble un espace de travail. La rencontre physique des habitants fait concorder
objectifs et désirs, nécessités et occasions. Le projet culturel est premier ; il se double d’un besoin
de logement qui tous deux trouveront à s’articuler dans l’opportunité que constitue le lieu trouvé.
a/ Un projet culturel « ouvert »
La liste des occupants établie par leur avocat lors d’un passage dans le squat peu après son
ouverture comprend six des sept squatters initiaux, plus six autres personnes, dont deux qui
resteront actives dans le squat. Outre leurs noms et date de naissance9, leur activité est indiquée.
En voici la liste (nous commençons par les squatters « connus ») :
Yaz : 38 ans, artiste peintre.
Eva : 26 ans, RMI, diplômée des Beaux-arts en 2000. Photographe.
Réda : 33 ans, RMI, metteur en scène.
Selim : 27 ans, RMI, artiste.
François : 25 ans, étudiant en DEA cinéma. Réalisation de courts
métrages/ Animateur culturel auprès de la ville de Marseille.
Rabah : [date de naissance non mentionnée. Il a alors 51 ans]. Journaliste,
écrivain.
Daniel : [date de naissance non mentionnée. Age inconnu]. Chômeur
musicien.
Boris : 24 ans. Infographiste.
Pascal : 24 ans. Technicien intermittent du spectacle.
Christelle : 40 ans. Relations culturelles, vidéaste, auteur.
Julie : 23 ans. Professeur d’arts plastiques, plasticienne.
Rachid : 28 ans. RMI.
Prises de notes de l’avocat, Dossier avocat.
A l’exception de Rachid dont nous ne savons pas grand-chose sinon qu’il perçoit le RMI,
tous les participants à cette réunion ont des activités qui touchent à la culture, soit comme
technicien (c’est le cas de Boris), soit comme « artiste ». Beaucoup sont dans une situation
économique précaire puisque quatre sur douze déclarent être au RMI, un autre est chômeur10.
Leurs niveaux de diplômes, de revenus, leur insertion professionnelle et administrative sont très
hétérogènes. Mais leur intérêt pour les « choses de l’art » les rassemble, et les conduit à unir leurs
forces afin de construire un projet collectif.
L’association SLAAF a pour but de mettre à disposition ses espaces à
des créateurs de différentes disciplines artistiques, ne disposant pas de
lieux de création, pour une période définie selon la nature et l’importance
des projets. Cette association est également un lieu de diffusion, de
rencontres et de transmission de pratiques artistiques.
SLAAF, statuts de l’association
L’objet du SLAAF est d’abord de fournir un espace de travail à des artistes qui en sont
privés. Le manque d’ateliers sur le marché de la location et le manque de moyens financiers y sont
pour beaucoup. On cherche avant toute chose un espace disponible, quel qu’il soit, où entreposer
du matériel et s’exercer. Mais tout n’est pas là. Les artistes du SLAAF expriment aussi une
volonté de « décloisonnement ». Celui-ci revêt deux dimensions : l’ouverture de l’artiste vis-à-vis
des autres créateurs (et des spectateurs), l’immersion de l’art dans les autres domaines de la vie
sociale11. De manière générale, l’aspect collectif des squats artistiques outrepasse la simple
coprésence : il participe de l’intention de partager des expériences et des idées, de rendre l’art
fluide, l’oeuvre accessible. François évoque ce principe dans un texte théorique rédigé après
quelques mois d’existence du squat :
Ainsi donc, si la production du SLAAF doit être rapportée à un espace
intensif de type espace lisse12, c’est que son processus lui-même est de
cette nature. Processus intensif de déplacement au sein d’un espace de
création (ou de production) toujours mouvant, faisant que le tableau
commencé par untel pouvait être continué par un autre, ou bien taggué,
bariolé ou même totalement recouvert afin d’être repeint ; faisant aussi de
chaque installation un lieu ouvert de déplacement, ou quelqu’un pouvait
venir y récupérer une pièce pour une autre installation, ou bien un outil,
un balaie, une assiette, des couverts ou un chauffage ; ou bien encore, en
sens inverse - mais peu importe le sens de communication- installation se
transformant par l’apport d’un autre, l’ajout d’une pièce qui fait écho et
résonance, signe, parfois message ou trait d’humour. Bref, qu’une
sculpture, une photo ou un tableau puissent être récupérés pour faire
partie d’une autre installation, ou bien que cette installation elle-même
soit en devenir, qu’elle puisse se déplacer dans l’espace de l’atelier, luimême
changeant car investi par ces mouvements incessants qui font de
lui un espace à la fois toujours installé et toujours à installer, que l’on puisse
repeindre un tableau ou même peindre sur les deux faces de la toile, c’est
le même processus de production qui s’effectue, répétant le mouvement
de déplacement généralisé des intensités formant le devenir de l’espace
lisse.
François, « Qu’est-ce que le SLAAF ? Tentative de réflexion sur une
expérience contemporaine », p. 7 (non publié).
Au SLAAF, le principe est donc celui de la possible intervention de chacun sur les travaux
des autres. Dans les faits, ceux qui veulent ajouter leur touche à un travail en cours en discuteront
préalablement avec l’artiste initial. Les oeuvres ont encore un auteur identifiable : on parle de « la
mosaïque de François » ou des « poubelles de Selim »13. Mais l’idée est là : l’artiste n’est plus en
possession exclusive de son oeuvre, il peut et doit co-créer avec d’autres.
Dans la suite du texte, François évoque la pratique de la récupération, en lien avec des
considérations sur le fonctionnement du système capitaliste et sur l’économie du SLAAF. La fin
du texte, toujours à haute teneur théorique, interroge la dimension « engagée » de l’art et insiste
sur l’interdépendance du culturel, du politique et du social aux fondements du SLAAF. Il y est
question d’engagement, d’implication, de rapports non mercantiles et à nouveau, d’ouverture aux
autres, qu’ils soient artistes ou non : « L’organisation de repas, de rencontres, de fêtes, fait aussi
partie de notre engagement » (p. 13).
Dans les faits, la question de l’ouverture ne se règle pas, bien sûr, aussi facilement.
L’intégration de nouveaux artistes nécessite une forme d’élection : François m’explique que
lorsque des personnes viennent lui demander s’ils peuvent occuper un espace, il répond qu’il faut
repasser, commencer à travailler, voir si « ça le fait »… « C’est question d’affinités réciproques ! Tu
peux pas venir et demander à bosser comme ça, sans connaître les gens ! » (18 janvier 2001). Mais
ces propos ont été tenus deux mois après l’ouverture du squat. Il y a, à l’époque, beaucoup de
passage de jeunes artistes dans le squat. Les squatters peuvent donc se permettre de sélectionner
les candidats. Ils ne le font jamais formellement, mais l’accueil qu’ils leur réservent suffit à faire
filtre.
Un postulant au SLAAF : récit de l’interaction
Ce jour là, je suis en train de boire un café au SLAAF, en compagnie de
Réda, Selim, Yaz et Rabah. Ils viennent de rencontrer les adjoints à la
culture de la mairie, avec lesquels un accord oral a été passé qui légaliserait
leur présence. Yaz et Réda sont méfiants, mais l’ambiance générale est au
beau fixe.
Vers 15h30, un jeune homme entre dans la pièce. Il n’a pas eu besoin de
sonner : la porte est ouverte. Il dit « bonjour » et s’approche du petit
groupe que nous formons autour de la table. Il demande : « c’est bien ici,
le collectif d’artistes ? ». On lui dit très vite de s’asseoir. Il se présente : il
s’appelle Oscar, il a 32 ans, est peintre. Il vit dans un hôtel « trois étoiles »
dans le 1er arrondissement : « c’est nickel, c’est payé par les allocations ».
Oscar a un accent populaire prononcé.
Il raconte un peu qui il est : il est né à Toulouse, est arrivé à l’âge de 4 ans
à Marseille. Il a habité quelques temps au Frioul, avant de trouver sa
chambre d’hôtel. Il a aujourd’hui des difficultés à peindre : il manque
d’espace, il y a de la moquette par terre dans sa chambre d’hôtel et elle
risquerait d’être abîmée. Rabah lui demande comment il a connu le
SLAAF : par un article de La Provence.
Rabah lui explique que le SLAAF est une association. Oscar répond que
tout ce qui est association, les « trucs administratifs », ça n’est « pas son
truc ». Je pense comprendre qu’il veut signifier qu’il n’a pas l’expérience de
ce type de structure et ne se sent pas capable de (ou ne souhaite pas) s’en
occuper. On le rassure : qu’il ne s’inquiète pas, « ici il n’y a rien à signer »14.
Oscar dit qu’il a besoin d’un lieu pour travailler et qu’ici, c’est pratique, car
pas loin de chez lui. Il est un peu maladroit dans sa présentation, même si
sa bonne volonté est évidente : il n’exprime pas de curiosité vis-à-vis de la
démarche des occupants, ne signifie pas le désir de travailler avec eux…
L’ambiance est à peine cordiale, Yaz répète deux fois « bienvenue »,
comme pour rompre avec la froideur des autres. Oscar roule un joint, qu’il
fait tourner, comme pour avoir quelque chose à offrir et à partager.
Selim explique qu’ici il y a des « membres permanents », reparle
brièvement de l’association, et lui dit que son installation sera difficile dans
les 2-3 mois à venir, à cause des travaux qui devraient commencer [ils
n’auront finalement jamais lieu]. Qu’il doit « trouver son mur », en sachant
que rien n’appartient définitivement à personne et que quelqu’un peut
intervenir sur ce qu’il fait, même s’il y a le respect de chacun. Oscar
approuve timidement. Selim dit encore que les lieux ne sont pas fixes, et
qu’ils sont, eux, des « artistes nomades ».
Oscar dit que l’espace est super. On lui conseille d’aller visiter, sans
l’accompagner : « Tu n’as pas besoin de guide, personne n’est guide
ici… ». Oscar n’est décidément pas un invité de marque15. A son retour,
Selim lui dit qu’il peut venir quand il y a quelqu’un dans les locaux, Yaz
rajoute qu’il y a presque toujours quelqu’un.
Oscar s’en va, en disant « à bientôt, je repasserai ». Je ne sais pas s’il est
jamais revenu, en tout cas il ne s’est pas installé durablement : je ne l’ai
jamais recroisé.
Journal de terrain, 12 janvier 200116.
Par la suite, les occupants du SLAAF seront plutôt demandeurs : face à la présence de
plus en plus massive des jeunes du quartier, les artistes désertent le lieu, alors même qu’ils ont
besoin d’eux pour « occuper le terrain ». L’ouverture aux autres dépend donc bien entendu de qui
est cet autre et sera variable dans le temps ; elle est aussi, on le verra, parfois plus subie que
choisie. Il n’empêche : elle fait partie du projet fondateur du SLAAF, qui dès ses débuts entend
être en lien avec d’autres problématiques et d’autres individus que ceux désignés comme
explicitement « artistiques ». Cela ne surprend guère aux vues de la composition du groupe des
occupants, eux-mêmes traversés par des interrogations liées à la précarité d’une part, à la création
d’une autre.
Les artistes auxquels nous avons affaire ne sont ni connus ni reconnus dans le champ
culturel, et il n’est pas certain qu’ils aspirent à l’être. En revanche, tous sont sensibilisés aux
« questions sociales », qu’ils ne conçoivent pas comme un champ d’action ou de réflexion
spécifique, mais dans une continuité logique avec leurs pratiques artistiques. Cette posture est à
l’origine de leur ouverture aux autres, qui fait donc partie des postulats initiaux et consensuels du
collectif.
b/ Le besoin de se loger
Le projet culturel semble premier. Il est dès le départ pensé de manière non exclusive, en
articulation avec d’autres usages du lieu, festifs et « sociables ». Le squat, on l’a dit, n’est pas l’idée
première : l’objectif est de disposer d’un espace dans lequel « faire des choses » dans le domaine
culturel et ce, de manière collective et en lien avec le quartier. Si le projet prend la forme du squat,
c’est qu’un bâtiment vide et spacieux est découvert ; c’est aussi que certains (trois des sept
occupants au moins) n’ont pas de logement stable.
Au moment de l’ouverture, Selim est hébergé alternativement par François et Eva. Ce
n’est que par bribes que nous connaissons son histoire : Selim est né au Maroc. Il est arrivé en
France à l’âge d’un an et demi. L’enfance est marquée par la violence, physique et psychique, par
la figure d’un père abusif. Des études artistiques sont suivies d’une période d’errance, entre rue et
hébergement. Quand nous le rencontrons, Selim nous dit avoir passé « un an dans la rue », sans
que nous ne sachions précisément dans quelles conditions17. Je me refuse à forcer le récit et
comprends à demi-mots l’impérieuse nécessité de se loger. Selim a aussi passé une année « sans
papiers » : il dispose d’un titre de séjour de dix ans18, mais il est arrivé à expiration et il ne perçoit
plus aucune aide (il est bénéficiaire du RMI). Il refera ses papiers pendant son séjour au squat.
Selim est le premier avec Rabah à dormir quotidiennement au SLAAF, et c’est lui qui y passera
certainement le plus de nuits.
Rabah, plus âgé que les autres squatters (ils ont autour de la trentaine, lui cinquante ans),
est depuis peu installé à Marseille. Ses parents étaient marocains, mais il a essentiellement vécu en
Algérie. Son père a émigré en France en 1963 et toute la famille a peu à peu suivi. Lui est demeuré
en Algérie, en faisant des allers-retours fréquents avec la France, jusqu’en 1983. Les visas ont été
ensuite plus difficiles à obtenir et les voyages se sont faits plus rares. A la fin des années 1990, il
est sérieusement menacé du fait de ses activités de journaliste, et décide de s’établir en France. A
la faveur d’un séjour au cours duquel il présente un ouvrage qu’il a publié sur l’Algérie, il dépose
une demande d’asile territorial. Sa femme et ses enfants demeurent à Alger. Au moment de
l’ouverture du squat, il est en attente d’une réponse de la préfecture (elle sera positive). Rabah a de
la famille dans la région, mais il n’envisage pas de s’installer chez eux durablement. Au moment de
l’ouverture du SLAAF il ne dispose d’aucune source de revenus et ne peut financer un logement
indépendant. Il loge alors dans un foyer, parfois chez un parent. Rabah dort au SLAAF pendant
toute la durée d’existence du squat, en alternance avec quelques jours ou semaines passées chez
des connaissances (François plusieurs fois, une amie qui habite la Plaine…)19.
J’en sais un peu plus sur Réda. Il a 33 ans à l’ouverture du SLAAF. Originaire de
Besançon, de mère algérienne et de père égyptien, il a été très tôt placé en internat chez les soeurs
et a fréquenté des écoles privées. Mais l’école ne « l’intéresse pas », il perturbe les cours : en
cinquième, il est réorienté « dans une école qui s’appelle classe de pré-niveau ou je ne sais pas
quoi, où t’as que des gens qui parlent pas français ». Là, il est largement au-dessus du niveau et est
à nouveau réorienté, vers un BEP comptabilité. Il fait finalement une quatrième et une troisième
classiques puis quitte définitivement l’école. C’est peu de temps après qu’il connaît ses premiers
squats.


Extrait 2   

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