Le point de vue 3

Publié le par Guillaume Fortin

Ainsi les squatters font-ils l’expérience directe de la violence. Le squat ne peut pas être
qualifié d’espace « hors droit », dans la mesure où il n’est pas coupé du reste de la société. Mais
François parle plus loin de « lieu d’impunité ». A nouveau, il n’y a pas là spécificité : l’impunité
trouve à se loger dans de nombreux espaces physiques et sociaux au sein desquels les auteurs de
crimes et délits se trouvent, pour de multiples raisons, protégés des contrôles en vigueur dans la
société. La famille, la cité ou l’entreprise peuvent en être le théâtre. Le squat est cependant un
espace physique qui, retranché des regards, peut s’avérer particulièrement propice à l’exercice de la
violence. Là vivent en outre dans de nombreux cas des personnes qui disposent de peu de
ressources afin de contrer les éventuelles agressions.
Le dilemme qui se pose alors aux occupants est celui de savoir quand et comment
intervenir. François explicite longuement les raisons de ses interventions, ou de son inaction. Mais
à aucun moment de l’entretien il ne dit que l’ouverture du squat aurait dû être davantage
contrôlée. Ce côtoiement de la violence revêt à ses yeux un sens politique. Il consiste à ne pas se
couper de réalités sociales quotidiennes en faisant du squat un espace protégé, mais au contraire à
travailler cette matière sociale à l’intérieur d’un lieu qui y est précisément destiné.
« C’est le problème des lieux ouverts…
En fait, c’est vraiment une question sociale. C’est la question "qu’est-ce
que c’est qu’une société ? Et qu’est-ce que c’est que la responsabilité ?".
(…) Alors qu’est-ce que ça veut dire ouvrir un lieu comme celui là et le
garder ouvert, avec tous les problèmes que ça pose, problématiques qui se
posent tous les jours dans la ville, dans la rue, mais la rue ça fait partie de
la ville, ça fait partie de la vie sociale (…). Et donc si tu passes pas à un
moment donné par le truc qui te fait retrouver ce que c’est que le social,
c’est-à-dire qu’en fait finalement le social c’est vivant, il faut que ça soit
vu, il faut que ça soit su, il faut que les gens en parlent, faut que ça parle
de tous les côtés, que la fille violée elle en parle, que le mec qu’est
délinquant il parle de sa vie (…). Donc nous, notre action c’est pas de
régler les problèmes du monde, on n’a jamais eu cette prétention, mais ça
ça fait des déclics chez les gens… Quand t’as toujours fait un truc de
façon bénévole, sans demander d’argent à personne, en permettant aux
gamins de venir, les gens qui sont encore là pour faire des trucs de merde,
ces gens là ils s’enfoncent, ils le savent, ils le ressentent en tous cas… Et
moi je m’en fous d’avoir perdu 1 000 balles, 1 500 balles, un agrandisseur
[qu’il s’est fait voler]… Ca, ça ouvre cent fois plus les consciences que…
C’est beaucoup plus intéressant que tout le reste… ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Dans la réflexion menée par François autour de l’expérience du SLAAF, on décèle que le
lieu a acquis une fonction proprement sociopolitique. L’atelier d’artistes du départ n’a pas disparu
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mais la nécessaire confrontation aux règles du quartier et à la violence des visiteurs a modifié
l’enjeu et le sens de l’occupation. Après coup, les habitants objectivent le côtoiement de la
violence comme une prise de responsabilité des artistes, en cohérence avec la conception qu’ils se
font de la place et du rôle de l’art au sein de la société. Le squat est alors conçu comme une
microsociété, dans laquelle se rejouent les problématiques et les enjeux de la société dans son
ensemble. Loin de vouloir s’extraire du monde social, comme y aspirent dans une certaine mesure
les libertaires que nous avons rencontrés à l’Huilerie et ailleurs, les occupants du SLAAF veulent
l’affronter, et, modestement, le changer. Le SLAAF aurait en quelque sorte une fonction miroir,
en montrant par la pratique que d’autres logiques que celle de la prédation sont possibles.
2/ Jeunes du quartier : de la violence à l’interconnaissance
Comme les termes « jeunes de banlieue », ou autres « jeunes des cités » et « jeunes des
quartiers sensibles », celui de « jeunes du quartier » pêche par son imprécision et agglomère des
situations marquées par l’hétérogénéité (Aquatias, 199758, Beaud et Pialoux, 2003, Avenel, 2004a),
en même temps qu’il charrie avec lui un ensemble de « représentations préconstruites dans
différents champs de l’espace social » (Mauger, 2004 : 215). Nous l’emploierons, faute de mieux,
et parce qu’il fait sens pour tous, à commencer par les jeunes eux-mêmes, qui se disent « du
Panier »59.
Les jeunes dont nous parlons sont des hommes de 13 à 20 ans d’origine maghrébine, pour
la plupart en rupture d’études. L’un d’entre eux m’explique lors d’une discussion : « J’ai 17 ans, de
toutes façons je peux rien faire comme travail avant d’avoir 18 ans. J’ai été jusqu’en 3ème
d’insertion, après j’ai commencé une 3ème de motivation. Mais j’étais payé 600 francs [environ 90
euros] par mois, tu es fou ! J’ai arrêté ! L’école ça paie pas, c’est pour ça » (18 janvier 2001). On
retrouve là un sentiment d’urgence exprimé par de nombreux enfants d’immigrés exclus du
marché du travail et des protections, celui de gagner de l’argent « maintenant », et un refus
parallèle d’accepter des formations qui remettent à plus tard un hypothétique salaire (Beaud,
Pialoux, 2003). L’expérience de leurs aînés, qui pour certains ont fait des études mais sont restés
au chômage ou n’ont accédé qu’à des emplois temporaires et très mal rémunérés, ont visiblement
contribué à disqualifier le système scolaire, les mondes de la formation et ceux du travail légal. Ces
jeunes font donc partie des catégories les moins qualifiées des jeunes du quartier. Certains sont
quelquefois partis en « stage » pendant l’enquête de terrain, lorsqu’un éducateur du centre social
leur avait trouvé une place. Mais il s’agit d’une minorité et il semble que ces formations n’aient
jamais débouché sur un emploi60. Le scepticisme à l’égard des stages semble généralisé. J’assiste un jour au retour d’un jeune homme de 17 ans dans le quartier, absent pendant quelques semaines car
« en stage » dans une autre ville. Ses copains ont la raillerie facile : « Regarde lui qui revient, alors
t’as bien fait le bouffon, oui madame, non madame ? ». Le jeune baisse les yeux, sourit, n’a guère
d’autre choix de dire que le stage était réné61. Dans la suite de la discussion, il explique en
substance que c’est là la dernière fois qu’il se « fait avoir ». Très vite, le groupe passe à autre chose.
A aucun moment, l’objet ou le déroulement du stage ne sont évoqués. Tout se passe comme si
l’histoire était déjà connue et qu’il ne servait à rien de la répéter. Lorsque je demande plus tard au
jeune homme ce dont il s’agissait, la réponse est évasive (« Schépa, un truc pour fabriquer des
tables ») et de toute évidence il n’a guère envie d’en dire davantage. Le stage apparaît alors comme
une expérience supplémentaire venant confirmer l’impossibilité d’entrer dans le monde du travail
autrement que sur un mode « bancal ». Le stage « ne sert à rien », ce dont attestent leurs
expériences et celles de leurs proches, sinon à leur rappeler qu’ils n’ont pas les compétences
requises pour le travail qu’ils souhaiteraient faire (car certains ont un projet62), ou à leur faire
entrevoir comme seule possibilité un travail physique, mal payé, inintéressant, en bref à leur
assigner une place de « dominé ».
Ces jeunes hommes vivent généralement chez leurs parents ou un membre de leur famille.
Ils partagent les valeurs de la « culture de la rue », faite de virilité, de code de l’honneur, de mise à
distance des femmes et des « Français ». Tous font du « bisness », à plus ou moins grande échelle,
qui va du deal de cannabis63 au vol de voitures en passant par le vol à l’arraché de sacs, téléphones
portables et porte-monnaie des passants64. Ce ne sont pas des consommateurs de drogues dures,
mais ils fument continuellement des joints et pour beaucoup, boivent beaucoup d’alcool. Malgré
les différences de contextes nationaux et d’histoires personnelles, on retrouve dans la « culture de
la rue » de ces adolescents les mêmes ingrédients que ceux identifiés par Philippe Bourgois à
propos des revendeurs de crack portoricains de Harlem : la « culture de la rue » se définit comme
« un réseau complexe et conflictuel de croyances, de symboles, de modes d’interaction, de valeurs
et idéologies en opposition à l’exclusion par la société dominante » (2001 : 36). Deux versants
cohabitent : la résistance et l’autodestruction. On retrouve ces deux faces de la même pièce, celle
qui a pour antécédent discrimination et disqualification sociale, dans la manière dont ces jeunes
vont appréhender leurs relations aux artistes du SLAAF, assimilés par les jeunes et malgré leurs
efforts pour s’en démarquer, à la « classe dominante ».
La distance sociale et culturelle entre ces adolescents et les squatters est grande, et malgré
leurs tentatives, ces derniers ne réussiront en effet jamais à les intéresser à leurs activités, ni à créer
de réelle proximité. Mais leurs rapports vont cependant très nettement évoluer dans le temps.
« Ils [les jeunes du Panier] mettent le feu à pas mal de choses au Panier
hein, quand ça les fait chier, ils foutent le feu, et… Y’a encore la
chocolaterie du Panier qui a cramé, le mec il est pas revenu ! Je sais pas
quelle embrouille y’a eu, mais… Ils ont un pouvoir très important au
Panier, parce que c’est un pouvoir d’action, de pression… Donc nous ce
truc [le SLAAF] il aurait pu finir illico presto, ça aurait pu cramer, on
aurait pu se faire virer, et à un moment donné c’était ça, soit il y avait
nous et eux, soit il y avait plus personne, quoi. Donc si ça continuait c’est
que quelque part eux étaient d’accord d’une certaine façon, tu vois ce que
je veux dire, parce que ça se passait bien avec eux, y’avait une certaine
forme de… Enfin pas que ça se passait bien, mais qu’ils l’acceptaient. Ils
auraient pas accepté, on serait plus là. Tous les squats qui ont été au
Panier, ils ont fini parce que ça a pas été accepté, quoi ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Les occupants n’ont pas vraiment eu le choix : il leur fallait, du moins le pensaient-ils,
composer avec les jeunes du quartier. François le dit explicitement : « Soit il y avait nous et eux,
soit il y avait plus personne ». Le squat ne peut espérer se pérenniser que si les jeunes le tolèrent.
S’ils décident qu’il n’a pas sa place dans le quartier, ils ont le pouvoir de le faire disparaître. La
négociation avec eux s’impose donc comme une condition de la survie.
a/ De la prédation au loisir : le SLAAF, un espace ressources
Les relations entre les occupants et les jeunes sont d’abord quasi inexistantes : en dehors
de Yaz, les artistes ne sont pas en relation avec eux. Ils savent qu’ils auront à composer, mais
préfèrent dans un premier temps protéger le squat d’une éventuelle incursion : les portes sont
maintenues fermées. Les jeunes vont d’abord provoquer en quelque sorte les squatters, qu’ils
perçoivent comme nantis et dont ils comprennent mal la présence dans un squat65. C’est le temps
des provocations verbales et physiques, des vols, de la défiance.
« On était place de Lorette et il y avait les fameux jeunes juste en face, au
départ ils ont été assez tranquilles. Et puis après il y a eu un jour où,
comme les portes fermaient, il fallait avoir la clé, un jour ils ont réussi à
rentrer parce que la porte n’avait pas été fermée. C’est des jeunes,
vraiment des petits frères, ils sont rentrés, et donc ils ont eu le temps de
fouiller un peu. Il y avait Franck qui était tout seul, ils ont fouillé un peu,
et ils ont pris quelques trucs, il y avait deux appareils photos qui
traînaient, enfin vite fait, ils ont attrapé un peu des trucs, quoi. Et puis
Franck les a vus, est tombé nez à nez avec eux, s’est un peu interposé, il
s’est pris des coups, parce qu’il voulait les empêcher, il avait bien vu qu’ils
avaient pris des trucs. Ils sont partis (…). Ils nous ont beaucoup testé en
fait, tout leur truc c’était vraiment de nous tester. Ils ont fini par nous dire
aussi, enfin verbalement, qu’on avait résisté, tu vois [rires]... (…). Et puis
ils ont eu besoin de constater ce qui se faisait, qui on était, ce qu’on
faisait, jusqu’où on était capables d’être là, de rester, de gérer les
problèmes, de résister d’une certaine façon, tu vois, tout ça ça, a été
vraiment de l’ordre d’un test conscient et inconscient, si tu veux. D’abord
inconscient dans la pratique, mais finalement conscient dans
l’apprentissage, enfin dans le fait qu’on fait toujours une expérience,
comme ils la perçoivent aussi, comme nous on la perçoit… ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Les appareils photos et les outils volés seront finalement rendus : Franck et Yaz iront voir
des « grands frères » afin de plaider leur cause, et les jeunes, qui avaient caché les objets volés au
sein même du SLAAF, les leur rendront le soir venu. Mais par la suite, de nombreux effets
disparaîtront sans être restitués. Les premiers temps sont donc ceux de l’agressivité et de la rapine.
Dans l’espace du squat, les jeunes voient une opportunité de gains facile, les artistes ayant peu
protégé au départ un matériel qu’ils souhaitent laisser à la disposition de ceux qui en auraient
l’usage. Ils trouvent aussi des « ennemis de classe » (ils ne le formuleraient pas comme tel), plutôt
un « Eux » qu’ils peuvent opposer au « Nous » (Hoggart, 1991), des individus dont le capital
scolaire et culturel est sans commune mesure avec le leur, ce qu’ils ressentent probablement à
chacun de leurs échanges. Les jeunes changent donc les règles du jeu : plutôt que de participer au
« dialogue » auquel les invitent les habitants, eux dont le capital linguistique est défaillant, ils se
situent (et contraignent les occupants) à se situer sur le terrain de la force physique et de la ruse,
testant comme ils le disent les capacités de « résistance » (physique et psychologique) de leurs
interlocuteurs sur un mode qu’ils maîtrisent mieux qu’eux. Si l’on analysait le squat à la manière
d’un champ, on dirait que les jeunes luttent afin d’y imposer un nouvel ordre de domination, dans
lequel le « capital corporel », i.e. la force physique (Mauger, 2004 : 221) se substituerait au capital
culturel.
Un événement va radicalement changer la donne. Yaz, en désaccord avec les autres
résidents, donne une clé du squat aux jeunes du quartier. Il lui semble que c’est là la meilleure
solution afin que les deux groupes se rencontrent et estime quoi qu’il en soit que les jeunes « y ont
droit »66. Cette transmission apparaît d’abord aux autres résidents comme une grave erreur, voire
une trahison, en tout cas un acte susceptible de menacer la survie du squat et la tranquillité des
occupants. Et les premiers temps de la cohabitation sont effectivement difficiles.
Le 22 février 2001, je passe au SLAAF en fin de journée, discute longuement avec Selim,
Réda, Rabah et Eva. Nous nous tenons dans une petite pièce du haut, les jeunes sont dans
l’Atelier. J’ai le sentiment que nous sommes retranchés. On les entend courir, crier… La tension
est palpable. Une jeune femme vient nous dire qu’elle ne peut plus peindre en leur présence. Elle
dit : « Ca m’agresse quand ils sont là, ça m’agresse ». Rabah dit aussi que la présence des jeunes « le
fatigue et le perturbe ». Yaz dit qu’ils ne font rien de mal. Rabah rétorque : « Mais ils prennent le
chauffage67 et nous laissent dans le froid toute la nuit, ça c’est mal ! Ils font du bruit, viennent
66 La passation de la clé de Yaz aux jeunes signera quasiment la fin de l’implication de celui-ci dans le SLAAF. Une
dispute violente entre lui et Réda s’ensuit et Yaz ne viendra plus que très épisodiquement au SLAAF.
67 Les squatters avaient été d’accord pour le leur prêter, mais les jeunes ne l’avaient pas rendu.
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dans nos chambres, nous empêchent de dormir : ça c’est mal ! ». Selim dit aussi qu’il ne peut pas
dormir tant que les jeunes sont là, que c’est « intenable », qu’il faut désormais fermer les portes à
20h30 et que tous les jeunes soient partis à ce moment là. Rabah rétorque que c’est trop tard et
que « les jeux sont faits ». Mais les choses se sont déjà un peu amélioré dit-il, ils connaissent leurs
prénoms et vice versa, ils vont apprendre petit à petit. Il dit répéter aux adolescents qu’ils sont là
grâce à eux, que si eux doivent partir, ils partiront aussi… Il tente de leur faire entendre qu’ils sont
« dans le même panier ». Réda, Rabah, Eva et Selim oscillent entre « ras-le-bol » et désir de
cooptation.
Le lieu est peu à peu déserté, les projets d’ateliers sont suspendus. Il y a peu de passage,
hormis les jeunes, et l’espace occupé par les artistes s’est considérablement réduit. Le squat est peu
sécurisant. Le sentiment d’insécurité est polymorphe. Il concerne d’abord les personnes ellesmêmes,
puisque les jeunes peuvent être menaçants, qu’ils ont parfois exercé des violences
physiques contre les artistes et contre d’autres jeunes. L’insécurité concerne aussi les biens : les
vols seront nombreux, si bien que Rabah en vient à conserver tout ce qu’il possède de précieux
sur lui68. La présence des adolescents met enfin en péril la vie même du squat : les occupants
savent que si des pratiques délinquantes s’y installent, il sera fermé par la police69.
Rétrospectivement, un autre regard est porté sur cette ouverture : François, comme
d’autres, diront qu’elle fut certainement une « bonne chose », car elle permettra aux jeunes du
quartier de s’approprier l’espace et de ne plus les considérer dans une totale altérité.
« Au départ quand Yaz a donné la clé, on disait : "Ouais mais c’est peutêtre
pas la bonne façon de faire parce que ça va être le bordel", quoi. Et
finalement ça a été vachement positif, parce qu’après ils sont rentrés, ils
ont été là, ils ont traversé le lieu, quoi. Et ils ont pu voir ce qui s’y faisait
véritablement, ils ont pu rencontrer vraiment les gens qui étaient là.
Sinon, ç’aurait été tout le temps de l’ordre du, ils seraient venus que pour
faire chier quoi, que pour faire chier, que pour venir piquer des trucs la
nuit et d’autres moments, et tu vois... Alors que là, ils sont rentrés. Ils
sont rentrés, à un moment donné ça a été à eux, ils avaient une pièce, elle
était à eux cette pièce là, ils avaient les clés, et ils faisaient leurs trucs.
Donc ça c’est vrai que ça a été… Positif, et comme c’était quand même
les jeunes d’en face, c’était pas des gens qui venaient de cités, ailleurs, il y
une histoire qui s’est faite, et eux ils font partie de cette histoire là, quoi ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
C’est en bénéficiant eux aussi des avantages du squat que ces adolescents en tolèrent la
présence. Les jeunes peuvent sortir de leur rôle de prédateur parce qu’ils partagent un espace avec
les squatters, qu’une familiarité se créée, qui rend les occupants moins vulnérables, car plus
connus. L’appropriation joue un rôle fondamental dans cette évolution : pour briser l’ « effet de
club »70 (Bourdieu, 1993b) que les squatters ont produit bien malgré eux, il fallait que les jeunes
aient une place qui ne soit pas seulement celle du « sous-sol », nouvelle forme de mise à l’écart et
d’invisibilité, mais une place centrale, et d’une certaine manière, intégrée.
« Et donc après, après Yaz a donné les clés à un jeune du quartier qu’il
connaissait, qui était un peu plus grand quand même. Donc ils avaient les
clés, ils pouvaient rentrer, ils se sont installés, il y avait une pièce qu’ils
ont installée, ils ont fait leur truc… On a essayé de discuter avec eux, leur
dire : "Ouais, ce serait sympa que… Enfin, que vous vous montiez en
association, pour essayer de faire un truc, pour… Ce que vous voulez
faire, quoi ". Et puis finalement ils se sont installés dans une pièce, d’euxmêmes,
d’ailleurs. Parce que bon au départ, on voyait bien que c’était pas
simple, ils avaient essayé de choper des trucs, c’est un peu compliqué. Et
donc on a essayé au départ de parler avec eux, en disant : "On pourrait
vous ouvrir une salle", parce qu’on avait découvert des pièces qui étaient
en bas en fait, et qui au départ étaient murées. On a découvert un mur, on
a cassé le mur et on a découvert les quatre pièces qui sont en bas, au
niveau du labo photos, qui sont en dessous du niveau de la rue. Et donc
on se disait : "On va peut-être leur laisser une pièce en bas, ils seront
moins dans le…". Et finalement ils se sont installés dans une chambre,
quoi. Ils ont fait comme tout le monde avait fait, finalement ils ont trouvé
leur place d’eux même, et donc comme ils avaient les clés voilà, ils
faisaient leurs trucs ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Lorsque les jeunes ont investi le squat, les artistes essaient de leur attribuer une place. Une
place physique (et donc symbolique) d’abord : on pense les installer dans une pièce du sous-sol, à
distance. Mais les jeunes refusent d’être mis à l’écart et choisissent d’occuper une pièce du rez-dechaussée,
à proximité des autres occupants. Une place sociale, ensuite : en les incitant à se monter
en association, ils essaient de formaliser un groupe informel, de « cadrer » les jeunes. Ce montage
associatif, qui ne rencontrera aucun écho71, pourrait leur donner une existence légale, une visibilité
dans une forme socialement acceptable, dont le SLAAF pourrait aussi indirectement bénéficier,
puisqu’il doit se prévaloir d’accueillir des « collectifs » en résidence. Il pourrait aussi peut-être,
dans l’esprit des occupants, impulser une dynamique de « projet ». Le seul projet émanant des
adolescents dont nous ayons connaissance fut celui d’installer une salle de musculation dans le
squat. Mais elle non plus ne verra pas le jour72.
Le groupe qui s’installe à cette époque ne comporte pas les plus jeunes des adolescents :
ceux qui viennent ont une vingtaine d’année. Dans cette pièce qu’ils occupent dorénavant, ils
fument et boivent, regardent la télé, discutent, jouent à la PlayStation. La télévision et le
magnétoscope sont confiés par les artistes. L’ambiance décrite est parfois bon enfant, des
discussions s’amorcent et les occupants ont le sentiment d’une rencontre en train de se faire, d’un
rapprochement. D’autres fois, les tensions se font plus vives. Une chaîne Hi-fi prêtée est rendue
très abîmée, les insultes fusent. Certains soirs, les jeunes sont particulièrement nombreux à se
réunir. Ils boivent beaucoup, deviennent agressifs, incontrôlables. L’atmosphère est alors chargée
d’électricité et les artistes ont le sentiment qu’à tout moment, les choses sont susceptibles de
déraper.
Les jeunes du quartier trouvent ainsi plusieurs intérêts dans le squat : c’est un espace de
ressources, puisque pendant toute la durée de vie du SLAAF, ils déroberont des objets
appartenant aux artistes (avec une fréquence moindre au cours des derniers mois). C’est aussi un
lieu de « drague », au moins pendant les fêtes. Ils peuvent y entreposer des affaires volées et du
shit (de la résine de cannabis), y réaliser des « affaires » qui demandent de la discrétion (partager de
l’argent73), en bref ils y trouvent un lieu dans lequel ils définissent les règles, en dehors des
impositions de normes et des regards extérieurs.
Le squat est pour les jeunes un espace de jeux, un lieu supplémentaire dans lequel tuer le
temps, eux qui habitent souvent chez leurs parents, dans des appartements exiguës, et ne peuvent
guère accéder aux loisirs onéreux de la société de consommation. La chambre qu’ils se sont
attribué, les ateliers, les sous-sols, constituent autant d’espaces instrumentalisés en fonction des
envies et des besoins. Le squat est aussi un espace d’autonomie vis-à-vis de l’extérieur et de leur
famille. Certains viennent accompagnés de jeunes filles. Ils peuvent y fumer des joints de haschich
en toute tranquillité. Le SLAAF est donc un espace de licence et de liberté.
Le SLAAF est en quelque sorte une annexe du bar qu’ils occupent sur la place et qui
remplit aussi cette fonction d’accueil, dans un espace protégé des regards extérieurs. Mais il a
d’autres qualités : l’espace est beaucoup plus grand et les possibilités de « jeu » comme de cache
d’objets sont démultipliées La présence des artistes participe à la dimension ludique : ils
constituent des « proies » qu’il est facile de perturber et donnent aux jeunes l’occasion de mettre
en scène leurs talents de « mise en boîte » et une agressivité qu’ils associent à de la virilité
(Lepoutre, 2001)74. Enfin, les artistes suscitent la curiosité : leurs étranges pratiques sont autant de
diversions face à l’ennui qui semble caractériser leur quotidien.
b/ Les artistes face aux jeunes : gestion du quotidien et évolution des interactions
Plusieurs groupes de jeunes ont investi le SLAAF. Les problèmes les plus importants se
sont posés avec certains qui n’ont fait que passer. Les artistes font la différence entre les
« habitués », les jeunes qui vivent à proximité, et qui, s’ils ne deviendront jamais des amis, voire
même des connaissances (marquées par exemple par les salutations dans la rue), ne se comportent
pas avec la même violence que d’autres, voire protègent le lieu.
« Bon par exemple la fois où il y a des mecs des quartiers nord qui étaient
venus, c’était un peu différent, parce que c’était vraiment des mecs qui en
avaient rien à battre, quoi. Alors que là y’a un historique qui s’est fait,
quoi, y’a un truc en commun qui s’est fait, quoi. Et qui je pense, c’est sûr
même, a porté ses fruits, parce que c’est normal, eux ils ont une histoire
dans le SLAAF aussi. Donc ça veut pas dire que s’ils peuvent piquer un
truc, ils le piqueront pas, si tu veux, mais les liens ont évolué avec le
temps, avec la pratique, parce qu’ils ont pu avoir accès, et voir ce qui se
passait, et participer en faisant leurs trucs. Donc ça, c’est assez concret. Et
intéressant, intéressant aussi parce que c’est le Panier, donc c’est le
quartier, c’est des gens qui sont toujours les mêmes, maintenant on les
connaît tous quoi finalement… Ils nous connaissent, on les connaît…
On est voisins, quoi ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
Les relations entre les artistes et les jeunes du quartier se pacifient progressivement. Mais
nos observations nous indiquent que les interactions seront jusqu’à la fin émaillées de tensions. A
tout moment, les squatters peuvent devoir faire face à des revirements, et jamais ils ne pourront
accéder à une familiarité telle avec les jeunes que leurs visites se dérouleront sans générer
d’appréhension. Si des échanges ont bien lieu, ils sont toujours furtifs. Les « vrais » prénoms des
adolescents demeureront inconnus : avec les « étrangers » ils utilisent des pseudonymes, souvent à
consonance européenne ou anglo-saxonne.
Nous avons eu l’occasion de mesurer la distance au lieu et aux gens que conservent les
jeunes, en comparant leur attitude lors des soirées organisées par le SLAAF et celle qu’ils
adoptent au cours d’une soirée d’anniversaire d’un « grand frère ». L’homme, qui fête ses 35 ans,
est français d’origine algérienne, originaire de Marseille et habitant de longue date du Panier. Il
organise son anniversaire dans la galerie d’exposition de Yaz. Dans les deux cas, la population est
apparemment mélangée : jeunes du quartier, jeunes artistes, salariés des secteurs sociaux et
culturels se côtoient. Or au cours des fêtes du SLAAF, les jeunes restent extérieurs, en périphérie,
spectateurs. Ils observent, se mêlent peu aux autres convives, ne dansent pas. Lors de
l’anniversaire ils sont, au contraire, protagonistes de la fête. Ils se placent au centre de la pièce, se
mêlent plus facilement aux personnes externes au groupe, comme si le sentiment d’être « chez
eux » les rendait aussi plus ouverts aux autres, ou moins inquiets de la confrontation à l’altérité.
Les artistes définissent progressivement des frontières entre ce qu’ils considèrent comme
acceptable ou non et mettent à distance un certain nombre de figures avec lesquelles ils ne veulent
pas être confondus, et qui sont globalement celles du contrôle et de l’autorité. L’histoire de la
rencontre des jeunes et des artistes est une série d’apprivoisements mutuels et d’ajustements
réciproques. Les frontières physiques instaurées par les artistes se font aussi plus poreuses avec le
temps. Nous avons souvent noté dans les premiers temps de la cohabitation les demandes faites
aux adolescents de se pousser, de partir, de libérer l’espace. Ce peut être un occupant qui se sent
gêné par la présence d’un jeune pendant qu’il fait la cuisine, un autre qui demande à l’un d’entre
eux de quitter une chambre dans laquelle répètent des musiciens… Il n’est pas question ici de se
prononcer sur le bien-fondé ou non de ces mises à l’écart, et l’on comprend facilement qu’elles se
soient produites dans un contexte où la présence des jeunes est vécue comme un
« envahissement ». Mais nous remarquons que par la suite, les adolescents ont paru moins souvent
exclus de certains espaces ou moments.
La proximité produit aussi des moments partagés, sous forme de soirées en musique et de
discussions animées. Ces moments sont gravés dans la mémoire de François, pour lequel ils
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constituent les rares instants de « métissage » entre eux et les jeunes, mélanges auxquels il aspire,
mais qu’il sait fragiles et éphémères. C’est certainement là que François trouve le plus de sens et
d’intérêt au squat, plus peut-être d’ailleurs que d’autres occupants, qui vivront plus difficilement
(ou avec moins de curiosité) ces rapprochements.
« On a passé des soirées assez rigolotes aussi, avec ceux qui venaient
souvent dans la pièce là-bas, il y des soirs où on s’est un peu bourré la
gueule avec eux, et où c’était assez rigolo. Parce que là, on se métissait.
Parce que eux habituellement, le truc c’est qu’ils se mettaient dans leur
pièce, et ils faisaient leurs machins, quoi. Alors on allait les voir, on
passait dans la pièce et on fumait un joint avec eux, puis on… Mais ils
faisaient vraiment leurs trucs, quoi. Et il y a que certains soirs, en allant
les voir, en restant un peu avec eux, ça a fini par se mêler un peu, ils sont
venus aussi dans les chambres où on était nous, jouer des percussions, tu
vois des trucs un peu comme ça, quoi. Et puis on a eu des soirs où dans
le grand Atelier il y avait des grosses discussions, les grands frères
rentraient, les rares fois où les grands frères étaient rentrés, et donc ça
discutait vachement, quoi. Les grands frères avaient tendance à être plus
mûrs au niveau de la réflexion, tout en poussant quand même pas mal…
En disant : "Mais après tout, qu’est-ce que vous faites là, vous non plus
vous n’avez pas le droit d’être là, pourquoi nous on ferait pas ce qu’on a
envie de faire"… Enfin tu vois, des choses un peu comme ça. Mais qui
étaient pas mal ! Enfin sur le coup, c’était assez compliqué à gérer, mais
en fait ça parlait. C’était quand même de l’ordre… C’était tout un tas de
trucs qu’on défrichait finalement quoi, avec eux, par rapport à eux, à leur
rapport à… Eux ils voyaient un peu ce qu’on faisait, ils apprenaient aussi
à nous… Parce que c’est vrai que eux finalement, ils étaient super curieux,
ils sont toujours comme ça d’ailleurs, et en même temps vachement
farouches, quoi… ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
c/ Les signes de la tolérance
François émaille l’entretien d’exemples attestant de la complexité des relations entre jeunes
et artistes. Sans jamais prétendre à la création d’un lien d’amitié, il note dans le comportement des
jeunes des signes d’attachement au squat. C’est le cas en particulier lorsque le lieu est muré
soudainement, sans que les squatters en aient été prévenus. L’expérience des jeunes en matière
d’ouverture de portes sera alors une ressource particulièrement utile.
« Un jour ils ont muré, l’après-midi on est arrivés, les parpaings ils étaient
pas encore secs. Selim il est arrivé, c’était pas encore tout à fait sec quoi, il
a vu que c’était muré, il a halluciné, il savait pas trop… En fait d’abord
c’est la serrure, ils avaient changé la serrure d’entrée de l’immeuble. Les
jeunes ils sont arrivés, ils ont dit "qu’est-ce qu’ils ont fait ?". Selim il a dit :
"Ils ont muré", "mais pourquoi ils ont muré, qu’est-ce que vous avez fait
et tout", Selim il dit, "ben rien, ils ont muré on savait pas, quoi". "Ah
ouais, ils ont muré le truc, vous saviez pas ?". Tac ! Ils ont fait péter la
serrure et ils ont démonté le mur. Donc c’est eux qui nous ont rouvert, en
fait. Sinon on serait pas re-rentrés, parce que nous on n’a pas trop la
pratique de… Du pétage de serrure, quoi ! Rabah apparemment il savait
pas trop quoi faire. Enfin il était énervé, mais il savait pas trop quoi faire.
Donc ils sont arrivés, et ils ont ouvert la porte ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
119
Face aux institutions, à la mairie notamment, les jeunes sont du côté des squatters. La
proximité des uns et des autres est renforcée par la présence d’un « ennemi commun », qui prend
ici les traits du pouvoir municipal, d’autres fois ceux du policier. Lorsque la mairie mure le squat,
les jeunes menacent de brûler le bâtiment si elle y conduit un autre projet.
L’entretien de François regorge de scènes, d’anecdotes, de récits de moments de rencontre
et de partage. Ces moments sont furtifs, ces rencontres fragiles, les partages sont éphémères. Mais
François a le sentiment qu’il se déroule là quelque chose d’important et de rare, qui donne tout
son sens à son action.
« Après y’a eu plein de choses, moi j’ai vu des trucs c’était magnifique.
Qu’est-ce qui s’était passé un jour ?… Ils s’étaient arrêtés place de Lorette
parce qu’on était là, il y avait Selim, et du coup on avait ouvert les grandes
portes de l’Atelier et il s’était improvisé un espèce de petit salon au milieu
des gravats, et là y’a eu des conversations excellentes. Il y avait trois
jeunes qu’on connaissait, et deux filles -c’est rare, parce que eux ils sont
jamais avec des filles au niveau du snack [le bar qu’ils occupent sur la
place devant le squat] tu vois- et là y’avait deux filles qui étaient là aussi.
Y’a eu des discussions vraiment super, ça parlait de religion, tu vois de
trucs, vraiment de vraies discussions, avec des gens qui n’avaient rien à
voir. Y’avait eux, y’avait moi, Réda, Selim… Des petits moments comme
ça, rares, avec des gens aussi différents qui ont pas l’habitude de parler
autrement que dans leur langue, dans leur groupe… Et puis il y a eu un
matin aussi, début juillet, où c’était quand même chaud, on était bien
fatigués, il y a des grands frères qui ont débarqué, juste ils sont passés, je
sais pas pourquoi ils étaient là, ils ont bu un café, enfin si, parce qu’ils
venaient de faire un truc, quoi. Ils venaient de faire un cambriolage, ou je
sais pas quoi. Du coup ils se retrouvaient, ils se partageaient des sous, ils
faisaient des machins, je sais pas ce qu’ils faisaient. Moi je m’étais levé, et
c’était reparti sur l’histoire du fils de juge. Il y en a un qui disait : "Ouais
mais toi t’es fils de juge et tout, ton père là il est au bord de la piscine, il
boit son truc, machin, qu’est-ce que tu fous là" et tout… Et il y a un
grand frère qui lui dit "non mais toi, qu’est-ce que tu lui dis, au contraire
c’est bien, lui il est fils de juge mais au moins il aura connu la galère, la
rue, il voit ce que c’est", tout ça quoi. Et ce grand frère, je le vois souvent,
après quand je le croise, c’est pas du tout "bonjour, salut, comment tu
vas ? ", pareil, il est réservé. Mais souvent comme ça, parmi les grands
frères ça arrive plus souvent, t’en as un qui va dire un truc, et puis l’autre
va lui dire : "Oh mais qu’est-ce que tu dis, tu comprends pas le truc", et il
y a un dialogue qui se fait et les gens sortent vraiment, enfin… Des
individus qui sortent vraiment ce qu’ils pensent. Par rapport à
habituellement, où t’entends pas l’individu parler, quoi. Là ils étaient trois
quoi, c’était le matin, à l’aurore et tout, et là après ils ont commencé, ils
ont réfléchi sur le truc… Bon après il y a des relations beaucoup plus
complexes, moi je raconte des petites anecdotes comme ça, mais c’est
surtout Selim qui a des relations avec les jeunes, qui sont complexes, qui
sont… Mais enfin, d’une façon générale c’est une petite conscience sur
des trucs, sur une action qu’on mène et qui se fait, je sais pas, une
reconnaissance d’un certain nombre de choses qui se voit pas
nécessairement d’une façon générale, ou directe, mais qui se retrouve à
des moments donnés de discussions comme ça ou de façon générale par
le calme qu’il peut y avoir beaucoup plus maintenant, tu vois, des choses
comme ça, parce que c’est vrai qu’ils pourraient continuer à foutre la
merde beaucoup plus que ce qu’ils font ! Enfin, ils le font pas, quoi. A
part mettre les scooters mais ça va, vu qu’on s’embrouille pas avec eux
par rapport à ça… ».
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François, 11 février 2002, entretien n°30.
Pour François, l’intérêt de ces moments est qu’il a le sentiment que les jeunes (et les moins
jeunes) sortent des rôles sociaux qu’ils ont appris à jouer, du conformisme de la « culture des
rues »75 pour redevenir des « individus » avec une voix propre. Les discussions peuvent alors
s’établir, sans que l’affrontement soit le passage obligé. Selim est celui qui fait lien : il se sent
proche des jeunes, dont il partage une partie de l’histoire, et dont il dit ne pas avoir « peur ». En
même temps, c’est lui qui sera le plus exposé à la violence du quartier, lui qui sera menacé par des
hommes plus âgés, qui trouvent qu’il s’immisce trop dans leurs affaires76. Les liens ne sont jamais
acquis et ils ne se manifesteront pas autrement qu’à certains moments et dans des situations
particulières.
Au-delà du temps qui passe, de la familiarité qui s’instaure, doucement, François cite deux
éléments susceptibles d’expliquer la progressive pacification des relations, voire l’attachement au
squat manifesté par les jeunes du quartier : la proximité des squatters avec les habitants et avec
une culture maghrébine qui fait lien entre les deux mondes ; la tolérance qu’ils affichent vis-à-vis
de pratiques délinquantes et la complicité qui du coup est la leur, de fait.
« C’est vrai qu’ils ont vu un certain nombre de choses sur les fêtes,
notamment les fêtes que eux connaissent par le bled, puisqu’ils ont tous
quand même de la famille au bled pour la plupart, c’est des trucs qui…
Vu qu’ils sont déconnectés par rapport à cet univers là, c’est un univers
qui fait lien aussi avec eux quoi, par rapport à la culture de leur famille,
pas la leur directement, parce qu’à la limite eux ils ont pas envie d’aller au
bled, mais ça fait partie de ce qu’ils ont vu là-bas, enfin de leur origine
quoi, c’est clair (…) Les jeunes du quartier en face, c’est bien pour ça
qu’ils nous faisaient pas chier aussi, quand ils voyaient qu’on faisait des
ateliers place de Lorette avec leurs petits frères, leurs petites soeurs, ceux
qui disent… Pareil, une scène : on avait fait un Atelier un matin et des
gamins avaient peint, ils avaient fait des trucs qu’on avait accrochés aux
arbres, et à un moment donné il y a un jeune plus jeune, un petit frère,
qui téléphonait avec son téléphone portable et qui commençait à arracher
ce qui était accroché aux arbres, et il y a un grand frère qui est arrivé qui a
commencé à le tej [jeter] en lui disant "non mais qu’est-ce que tu fous et
tout, tu vois pas que c’est ta soeur qui a fait ça ce matin, et tout, vas-y
remets-le ! ", et le mec il a raccroché les trucs aux arbres ! Moi je voyais ça
de loin mais je rigolais intérieurement, c’était excellent… Ben enfin voilà,
quoi. On va voir ce qui va se passer, quoi ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
On retrouve là l’idée d’une utilité directe de la proximité entre habitants du squat et jeunes
du quartier. La proximité « culturelle », l’organisation de fêtes arabes par exemple, permettrait aux
jeunes sinon de s’identifier au squat, du moins d’y reconnaître les signes d’une identité qui sans
être la leur, ne leur est pas étrangère. La proximité « sociale » attesterait quant à elle d’une utilité du
squat pour les habitants, dont les proches et la famille des jeunes. La proximité, parce qu’elle
induit des formes de reconnaissance, est donc perçu comme un outil de protection.
« Mais là, y’a eu d’autres histoires encore. Dernièrement, ils ont piqué un
gros scooter BMW, avec la coque au-dessus. Ils l’ont piqué place de
Lorette ! Et le soir même, moi je passais, et il y a un mec qui était là "vous
auriez pas vu un scooter ?". Un mec qui était allé manger chez Etienne
[pizzeria du Panier], tu vois genre friqué, parce que pour avoir un scooter
comme ça il faut… On lui a dit : "Ah ben non, et tout", et finalement on
l’a retrouvé dans l’Atelier ! Comme les portes sont ouvertes, ils l’ont mis
dedans. Et là il y en avait deux je crois, ils les ont démontés en pièces
détachées, et ils vont les virer. Pour l’anecdote, la première histoire de
scooter, quand on avait fait la soirée, ou l’expo, je sais plus ce qu’on avait
fait, il était caché derrière un tableau. Un grand tableau [rires] ! Mais bon,
en même temps voilà, quand il y a la confrontation, ça fonctionne pas, si
on avait tout le temps été dans la confrontation, on aurait fermé depuis
longtemps, et quand ils font leur truc et qu’on essaie de gérer -parce qu’en
même temps mettre un scooter volé dans un truc, nous ça nous fait…
Tant qu’ils viennent pas trucider quelqu’un, c’est pas… Donc ils font leur
truc, quoi. Après ils font de la mécanique dans l’Atelier, ma foi. Il y a une
voiture en ce moment dans l’Atelier là aussi. Avec des plaques
allemandes, une Golf… ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
La tolérance dont font preuve les squatters vis-à-vis des jeunes relève à nouveau d’un
double système explicatif : face à eux, les artistes n’ont pas toujours la possibilité d’exiger le
respect de certaines règles morales. Les jeunes leur imposent leurs objets volés et il serait difficile
pour les occupants de refuser complètement cet hébergement. Mais rappelons-nous que les
artistes ont appelé la police lorsqu’ils l’ont jugé utile : ils ne vivent pas non plus dans la « terreur »
et il faut certainement comprendre la tolérance qu’ils manifestent vis-à-vis de leurs agissements
comme un refus global de remplir une fonction d’éducateur ou de « contrôleur des bonnes
moeurs ».
3/ L’après SLAAF : mutations du squat et devenir des occupants
Le SLAAF aura vécu un an et quatre mois. Il aurait pu durer davantage, puisque la fin du
squat artistique ne fait pas suite à une expulsion, mais à un « épuisement ».
« Mais tu disais que tu te sentais en permanence en insécurité…
En insécurité ouais… Et puis l’épuisement vient pas seulement de
l’insécurité, peut-être même pas de l’insécurité en elle-même. L’insécurité,
c’est une des choses les plus lourdes à vivre. Mais au quotidien, c’était les
problèmes de tout un chacun, de vie en commun, les gens qui passent le
matin boire un café, ou les gens qui passent le soir, et qui font leur crise,
quoi. Une fille un soir, elle avait inondé tout l’Atelier, quoi. C’était tard,
vers 3 h du matin, tout le monde était plus ou moins couché, on entend
du bruit, une fille avait inondé tout l’Atelier, elle vidait les pots de
peinture, une espèce de marée qui descendait les marches, carrément à
l’extérieur, avec plein de couleurs… Alors c’est vrai qu’au quotidien les
crises de chacun, les prises de tête, les machins, ça fait que t’es tout le
temps dans des événements. C’est pas nécessairement toujours des
122
événements violents ou insupportables ou de l’ordre de l’insécurité,
mais… Mais c’est des événements qui se passent n’importe quand. La
journée, en pleine nuit… Les jeunes qui passent demander des cigarettes
à 6h du mat, ça te fait rien, mais quand tu t’es déjà couché à 3h parce que
l’autre elle a déjà inondé l’Atelier, tu vois… [rires]. Lui il te demande un
briquet : "T’as pas du feu ! T’as pas un briquet ? Allez, vas-y, donne-le
moi !" Mais moi aussi j’en ai besoin, du briquet ! ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.
La nuit sera toujours un moment particulièrement agité, pendant lequel la présence et les
« perturbations » des jeunes sont difficiles à vivre pour les artistes. Ils essaieront diverses tactiques
pour essayer de gagner en tranquillité, comme fermer des portes, ne pas répondre, ou encore
supprimer la cuisine et le réfrigérateur d’une pièce qui « devenait un peu un bar de nuit »77.
La fatigue du squat apparaît en réalité assez rapidement : quelques semaines après
l’ouverture, certains nous disent déjà leurs difficultés à supporter les conditions de vie du SLAAF.
En janvier 2001, soit deux mois seulement après l’ouverture, Selim et Réda cherchent un local où
s’installer : ils disent qu’ils en ont « marre d’habiter au squat » (17 janvier 2001). Cette fatigue sera
plus ou moins intensive en fonction des périodes, mais globalement, elle ira en grandissant.
Franck, rencontré quelques mois après la fin du SLAAF (mai 2003), dira que c’était une
expérience intéressante, mais qu’« au bout d’un moment ça use, si tu veux avancer il faut faire
autre chose ». De lieu générateur d’énergie, stimulant, le squat est devenu un poids, un frein aux
nouveaux projets. La gestion du quotidien a supplanté la dimension artistique, le collectif ne laisse
guère de champ à l’épanouissement individuel : il est temps pour les occupants de se recentrer sur
d’autres projets, d’abandonner le squat pour se consacrer à eux-mêmes.
Le SLAAF n’a pas pu devenir le centre culturel qu’il aspirait à devenir ; ses habitants ont
dû supporter des conditions d’habitat difficiles et faire face au quotidien à des personnes fragiles,
d’autres violentes ; ils ont subi des agressions, ont assisté à d’autres. Leur départ progressif des
lieux ne peut donc guère surprendre. Après plusieurs mois de cohabitation, la lassitude et
l’aspiration à retrouver calme et stabilité dominent. Peu à peu les artistes quittent le squat et
intègrent d’autres logements. Ceux qui restent dans le quartier passent pendant quelques temps
encore, récupèrent des installations, donnent un coup de main aux derniers qui restent ; puis
d’autres projets et activités prennent forme et l’aventure du SLAAF prend fin.
Nous verrons rapidement dans cette dernière partie comment s’est effectué le passage du
squat d’activités au squat d’habitation, puis ce que sont devenus les artistes et quel était leur
dernier projet pour le 1, place de Lorette.
a/ Du squat d’activités au squat d’habitation
La mutation du squat d’activités en squat d’habitation ne s’est pas faite subitement. Au
contraire, elle résulte d’un long processus qui a traversé l’ensemble de la vie du squat, depuis ses
tout débuts. Dès le départ en effet, on l’a dit, une partie des artistes dort dans le squat, car ils ne
disposent pas de logement fixe. Le squat d’activités est donc intrinsèquement un squat d’habitation.
Pendant les premiers temps cependant, cette fonction est secondaire : les artistes cherchent
d’abord et avant tout un espace de travail.
Mais rapidement, ils sont sollicités pour héberger d’autres personnes, artistes ou non. A
notre connaissance, ils n’ont jamais refusé d’héberger qui que ce soit. Pendant des mois, le
SLAAF sera donc triplement investi : par les artistes, par les jeunes du quartier, par des personnes
en errance. Puis une famille entière va s’installer durablement au SLAAF : l’ambiance et la
fonction du lieu vont en être profondément modifiées78. Les visites des jeunes en particulier vont
s’espacer avec l’arrivée de la famille, puis celle progressive des hommes algériens, qui vivent au
squat à plein temps et ne tolèrent pas aussi facilement que les artistes les débordements des jeunes
du quartier.
« Mais au jour d’aujourd’hui, ils [les jeunes] viennent plus ?
Non non, ils viennent plus comme ils venaient. Ils sont venus encore de
temps en temps, de temps en temps je crois qu’ils viennent encore, mais
en ce moment pas beaucoup. Ils sont revenus il y a pas très longtemps,
mais la situation avait changé, il y avait donc les Algériens, beaucoup
d’Algériens, qui logent là-bas, dont Akim avec sa famille. Et un soir, ils
ont débarqué avec un fusil ou un flingue, je crois, qu’ils voulaient
planquer dans l’Atelier. Et ils sont tombés nez à nez avec Akim qui
habitait là-bas. Qui leur a fait un sermon, qui a commencé à parler avec
eux, et puis bon. Et donc ça aussi, ça a fait qu’il y a eu un rapport un peu
différent. Parce que c’était pas la même chose qu’avec des jeunes artistes
ou je ne sais pas quoi…, qui étaient d’un milieu social et culturel
complètement différent du leur, ça a fait des liens aussi un peu… des
relations différentes, parce qu’il y avait un autre interlocuteur (…) Mais
c’est vrai qu’ils ne viennent plus, les portes sont ouvertes, mais il y a
moins d’activités, il n’y a plus de labo photos parce qu’on s’est quand
même fait piquer le matos, on sait plus ou moins par qui, un gars qui
aurait fait ça avec d’autres qui ne sont pas du Panier, mais… Donc y’a
plus le labo, donc y’a plus grand chose à piquer puisque maintenant il y a
surtout des Algériens, il y a Selim, une famille, en ce moment y’a une fille
qui squatte là-bas qui fait pas mal d’installations, qui a installé tout
l’Atelier pour la soirée de samedi, elle est aussi assez allumée d’ailleurs,
dans son genre, mais enfin chouette quoi. Et donc sinon y’a un groupe
qui vient répéter de temps en temps, mais y’a beaucoup moins d’activités
qu’il y en a eu à un certain moment donné, quoi… ».
François, 11 février 2002, entretien n°30.

 
Extrait 4

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